Interview avec Monsieur Thibaud Laval, chercheur français spécialisé en Histoire et héritage musulmans

Parmi les participants à la Conférence Internationale sur le Patrimoine et les Monuments d'Irak organisée par le saint Sanctuaire de l’Imam Hussein, nous avons interviewé Monsieur Thibaud Laval, le chercheur français spécialisé en Histoire et Héritage musulmans.

Au début, quelle est votre impression en participant à cette conférence ? J’aimerais remercier les organisateurs de m’avoir invité pour participer à cette conférence internationale dont la problématique est particulièrement intéressante et, j’en suis sûr, donnera lieu à des interventions vives et stimulantes.

 

Comment voyez-vous le crime de la destruction des monuments irakiens par Daeche ? L’héritage historique de l’Irak et du monde musulman en général, qu’il soit islamique ou pré-islamique (que l’on pense à Palmyre ou aux Bouddhas afghans dynamités par les Talibans), s’est récemment vu mettre en danger par l’essor de groupes radicaux dont l’iconoclasme est explicite. En Irak, le projet iconoclaste de Daesh avait vu le jour dès 2006 lorsque les extrémistes sunnites attaquèrent, dans un attentat, la mosquée de Samarra, ouvrant un épisode de guerre confessionnelle au cœur même du pays qui allait conduire à une politique systématique d’éradicationhistorico-culturelle conduite par Daesh. La disparition définitive de nombreux monuments historiques irakiens depuis 2003, et en particulier 2014, souligne l’intérêt du sujet qui nous rassemble aujourd’hui. En Irak, il est donc évident que le patrimoine islamique, à travers son histoire matérielle mais aussi intellectuelle, est devenu un enjeu. Ce sera l’objet de mon intervention. A votre avis, est-ce que Daech s’attaque au patrimoine culturel pour des raisons confessionnelles? Non, j’aimerais préciser que ce serait une erreur d’analyser ce phénomène uniquement à travers une grille de lecture confessionnelle, car les monuments du sunnisme lui-même ont été victimes de l’iconoclasme de Daesh. Pour mémoire, on garde en souvenir la mosquée historique de la ville de Mossoul, dont le minaret ressemblant à la tour de Pise en Italie était particulièrement évocateur. Cette mosquée n’a pas été détruite pendant les combats, mais elle a été dynamitée par Daesh. Il faut donc également s’interroger sur la manière de protéger le patrimoine sunnite. Par ailleurs, on peut espérer que mettre en valeur le patrimoine sunnite, shî’ite et chrétien serait certainement une manière, en Irak, de contribuer à désengager les tensions et d’insister sur une histoire religieuse commune et partagée. En quoi consiste le projet que vous entendez présenter à la Conférence ? Mon projet repose sur la préservation du patrimoine intellectuel de l’islam shî’ite. L’importance que j’accorde à cet aspect précis d’un programme de mise en valeur culturelle et historique est né d’un double intérêt que je porte à la fois pour l’histoire intellectuelle de l’islam, que j’ai étudié au cours de mes études, et de la domination d’une vision de l’islam centrée sur le sunnisme qui nous permet, très difficilement, d’appréhender dans le monde la richesse intellectuelle de l’islam. Or, cette richesse intellectuelle (j’entends ici le shî’isme) a pour cœur Najaf et Karbala. Il est donc de la responsabilité des autorités religieuses shî’ites de ces deux villes de promouvoir leur histoire intellectuelle, non pas nécessairement pour faire du prosélytisme, mais pour contribuer à mieux faire connaître au monde une histoire de la pensée humaine mondiale, que nous partageons tout, dont les grands penseurs du shî’isme ont tous contribué à en écrire quelques pages. Nous avons à Najaf et à Karbala plus de quatorze siècles de manuscrits (théologiques, juridiques et philosophiques), de lettres, d’ouvrages, d’exégèses coraniques et de principes de fiqh shî’ites qui prennent la poussière au sein des maisons des grandes familles religieuses. Or, ces sources devraient être aussi connues et diffusées que le sont les ouvrages des penseurs européens dans le monde. Car le shî’isme est un courant très riche. Promouvoir tous ces ouvrages permettrait de rendre compte d’une richesse intellectuelle que le monde ne soupçonne pas. Plutôt que d’insister sur les différences, cela permettrait de diffuser du savoir, des idées, des pensées, et tout simplement une expérience intellectuelle qui a sa place dans l’histoire de l’humanité. Faire connaître cette histoire, c’est aussi s’assurer de sa protection et, in fine, de son immortalité. Comment pouvez-vous réaliser ce projet ? Je compte établir un site de ressources numériques en ligne partagée entre mon université de recherche à Paris spécialisée sur les études islamiques shî’ites, l’université de Kufa et, je le souhaite, la coopération du sanctuaire de l’imâm Hussein. Cela permettrait aux historiens, aux chercheurs en religion, aux philosophes, aux archéologues, aux philologues, aux linguistes, etc., de découvrir de nouveaux ouvrages pour mieux connaître le shî’isme, et l’islam de manière plus générale. Mettre ces ouvrages en format numérique, c’est s’assurer de leur survie en cas de destruction matérielle. L’enjeu ici est autant de promouvoir le patrimoine intellectuel islamique que de le protéger. Mais il est maintenant du ressort des autorités religieuses shî’ites de faire leurs propres archives et de les dévoiler au monde avec fierté. Daesh a voulu détruire l’histoire de l’Irak, il faut donc maintenant la rendre intelligible, encore plus belle et encore plus riche. Le monde doit la connaître.

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