Quasi inconnu en Occident, l’Arbaïn, la commémoration par les chiites de la mort de l’imam Hussein, constitue le plus grand rassemblement religieux au monde avec près de 20 millions de fidèles réunis au centre de l’Irak.
« Ya Hussein » (Ô Hussein) : la bannière noire flotte sur Najaf (Irak) au-dessus d’une foule de pèlerins chiites en partance pour Kerbala. Pour commémorer la mort de l’imam Hussein et de ses fidèles, tués lors de la bataille de Kerbala en 61 après l’Hégire (en 680), ils sont venus par millions d’Irak et d’ailleurs pour prendre part au plus grand pèlerinage annuel au monde, qui réunit entre dix et vingt millions de croyants chaque année. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le hadj, le grand pèlerinage de la Mecque, est plus petit !
Une foi fondée sur le souvenir d’une trahison
« Nous vénérons Hussein car c’était un réformiste qui luttait contre les déviances. Il s’est sacrifié, lui et sa famille, pour que nous nous souvenions du vrai message du Prophète (Mahomet) », explique en chemin Oum Amir, une petite femme très charismatique. Les martyrs chiites sont tombés sous les flèches de l’ambitieux calife ommeyyade Yazid Ier (647-683), accusé par les chiites d’avoir dévoyé la religion pour ses ambitions politiques.
Des cinq continents, les pèlerins convergent à la fin de la période de quarante jours qui clôt la commémoration du martyre du petit-fils du prophète Mahomet. Ils se retrouvent dans la capitale historique du chiisme pour cheminer jusqu’aux mausolées des martyrs à Kerbala, accomplissant ainsi leurs devoirs religieux. « La marche est un hommage à cette figure vénérable et c’est l’un des actes les plus gratifiants dans notre religion. Elle retrace le parcours des rescapés de la bataille de Kerbala qui marchèrent pour venir honorer le martyre de Hussein et de ses proches, quarante jours après leur décès comme le veut la tradition musulmane », continue Oum Amir.
Avant de partir, toutefois, nombre d’entre eux font un passage obligatoire au mausolée de l’imam Ali, père de Hussein, beau-fils et cousin du Prophète et lui aussi assassiné. Les morts violentes des deux imams Ali et Hussein cristallisent encore la douleur et la foi des chiites, centrées sur le sentiment que leurs plus valeureux représentants ont été évincés pour porter atteinte au véritable message de l’islam. « L’islam existe aujourd’hui grâce à la révélation du Prophète et au sacrifice d’Hussein », conclut Oum Amir.
Dans Najaf, les croyants pénètrent le mausolée de l’imam. Ils se frayent un passage jusqu’au sanctuaire qui protège le tombeau d’Ali. Dans le dernier carré, la ferveur a gagné la foule qui ne forme plus qu’une masse compacte, ondulante, avançant par vague, le temps pour les visiteurs de poser la main sur l’enveloppe brillante du sarcophage. L’émotion se lit sur les visages, décuplée par les reflets des miroirs et des enjolivures qui recouvrent tous les recoins de la pièce, créant une atmosphère surréaliste de transe collective. La pression énorme de la foule qui presse sans cesse ajoute au sentiment de vertige qui pénètre les fidèles.
Une hospitalité institutionnalisée
Si le pèlerinage est éprouvant par bien des aspects, beaucoup est fait pour rendre le trajet des zouwars le plus agréable possible. L’hospitalité légendaire des habitants de la région est ici littéralement institutionnalisée. « La Marja’iya , la plus haute autorité chiite irakienne a pris soin de mettre en place des mawakeb tout au long du parcours. Les mawakeb , étals temporaires, proposent aux pèlerins toutes sortes de mets sur les quelque 85 kilomètres qui séparent les deux villes saintes. Les serviteurs des pèlerins remplissent ainsi une tâche essentielle qui leur permet d’obtenir des hasanat , les crédits pour une bonne action qui leur assure une meilleure position dans l’au-delà », nous explique le sheykh Muntazar, la trentaine, un Canadien formé à la Hawza (l’école de jurisprudence chiite) de Kerbala.
Les hasanat, les pèlerins n’en manqueront pas non plus, puisqu’ils accomplissent une des épreuves les plus gratifiantes dans la tradition chiite : commémorer le sacrifice de Hussein, mort au nom de la justice et de la sauvegarde du vrai message de l’islam face à ses assassins. Dès la sortie de la ville, une large foule où domine le noir, la couleur du deuil, s’élance vers le Nord en suivant l’autoroute dont une moitié a été réservée à la procession. Dès la sortie de la ville, les rabateurs des mawakeb hèlent les passants et tentent de les attirer vers leur table pour les rassasier.
Hommes et femmes, enfants et vieillards, estropiés, souffrants et bien-portants avancent d’un pas déterminé au son des slogans récurrents à la gloire des imams et du Prophète. Rien ne découragera cette masse qui s’étire sur des kilomètres. Le long du parcours, des bornes installées aux poteaux de l’autoroute égrainent les distances parcourues. Elles donnent également aux pèlerins de précieux repères pour retrouver leurs proches dispersés dans la foule qui se perd à l’horizon sous les bannières écarlates que transportent les plus vaillants pèlerins.
La route des oulémas
L’autoroute entre Najaf et Kerbala n’est pas la seule voie reliant les deux villes saintes. Plus près de l’Euphrate, d’autres chemins permettent de relier Kerbala. Loin des foules étouffantes, un autre pèlerinage, plus rural, plus proche des habitants, se déploie dans une campagne verdoyante. Traversant de splendides palmeraies, la voie des oulémas offre aux marcheurs une expérience unique entre canaux et cultures. Les mawakeb, moins nombreux, sont aussi moins fréquentés et la nourriture y est meilleure.
« Les marcheurs empruntaient cette route des oulémas à l’époque de Saddam Hussein, quand le pèlerinage était interdit, nous explique Muntazar, un habitant de la région. Lorsque la police ratissait la campagne, ils se cachaient dans les champs ou se faisaient passer pour des paysans. Les plus courageux étaient les oulémas, ceux qui ont fait des études coraniques, ce qui a donné son nom à cette voie. Nous les aidions du mieux que nous pouvions. »
Muntazar revient ensuite sur les persécutions qui frappèrent les chiites tout au long des siècles et que la persévérance des fidèles a toujours surmonté : « De nombreux symboles secrets étaient gravés sur les murs et les arbres et aidaient les zouwars dans leur procession. Les maisons sûres pouvant les accueillir portaient une lanterne devant la porte. Ça a fonctionné pendant des siècles. Par le passé, pour décourager les chiites, un souverain faisait amputer d’un bras un pèlerin sur dix, sans succès ».
Réminiscence d’un autre âge, les manazel, sorte de maisons d’accueil pour pèlerins, sont sortis de la clandestinité à la chute du régime de Saddam Hussein et logent des dizaines de voyageurs chaque nuit. Karim se vante de retracer la tradition familiale cent cinquante ans en arrière. Il nous accueille, avec le thé et tout le confort qu’il a réservé à la trentaine d’Iraniens qui sont aussi venus faire étape dans son manazel, cis au milieu d’une palmeraie.
Une marée de croyants
À mesure de la progression, de nombreuses ramifications rejoignent la voie des oulémas. La foule n’est plus qu’une vague noire qui se rapproche inexorablement de Kerbala, surmontée de bannières multicolores arborant les noms d’Ali(as), d’Hussein(as) et d’autres slogans religieux. Des dizaines de milliers de pèlerins entrent dans la ville à chaque heure du jour et de la nuit.
On estime à plus de vingt millions le nombre de visiteurs qui pénètreront dans Kerbala durant le pèlerinage. Les pèlerins, de plus en plus emplis de ferveur, entonnent des chants à la gloire des imams révérés. Des processions de fidèles entament des danses en se frappant le buste signifiant l’ardeur qui embrase leur cœur en approchant des mausolées d’Hussein et de son frère Abbas, lui aussi tombé à Kerbala. La progression se fait bientôt au pas-à-pas sous un soleil de plomb. Enfin, les premiers immeubles de la ville apparaissent, ainsi qu’une série de points de contrôle où les visiteurs sont systématiquement fouillés pour parer aux attentats. Kerbala est atteinte.
Une marée humaine sans commune mesure engorge toutes les voies de la ville, rendant la circulation extrêmement longue. Il faut des heures pour traverser le centre, parfois une demi-journée pour atteindre le cœur des sanctuaires des imams. Malgré le semblant d’anarchie, la foule est admirablement disciplinée et les déplacements se font sans remous. Pakistanais, Azéris, Bahreinis, mais aussi communautés de chiites vivant en Europe et en Amérique du Nord sont là, en témoignent les nombreux drapeaux apportés de leur pays de résidence.
Intrusion de la politique
D’autres se sont convertis récemment, comme Sébastien, un Français rencontré en ville. « C’est un grand épanouissement pour moi de vivre ma foi ainsi. Je me sens connecté à Dieu tout autant que je l’étais au moment où je priais à l’église. Mais la Révélation du Prophète et sa préservation par l’imam Hussein sont pour moi un aboutissement spirituel. Ce pèlerinage est revitalisant. Mais le vrai défi survient après : rester vertueux une fois de retour à la vie normale. »
Remarquable à bien des égards, le pèlerinage fait aussi l’objet de quelques critiques. « J’espère qu’on parviendra un jour à éviter le gaspillage et la pollution qu’engendre Arbaïn. Les slogans politiques, notamment en soutien à l’Iran et aux milices chiites n’ont pas leur place dans ce rassemblement religieux », déplore pour sa part le sheykh Muntazar, par ailleurs globalement satisfait de la manière dont se déroulent les évènements.
Attendant toujours le retour du Mahdi, le douzième imam, le messie qui annoncera la fin des troubles qui traversent le monde et l’avènement d’une ère de paix et d’allégresse infinie, les chiites perpétuent leurs traditions avec une dévotion infaillible et un sens du partage sans égal. Les yeux larmoyants en sortant du sanctuaire d’Hussein, les fidèles repartent chez eux le cœur empli de ferveur et d’amour pour leur imam sacrifié.
Par Sylvain Mercadier
Source: http://www.lemondedesreligions.fr
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